to give these kids everything
Onze jours. Cela faisait onze jours que Fiona n'avait pas eu de nouvelles des autres, ni même de ses parents. Onze jours qu'elle avait passés seule, à s'inquiéter, sans savoir comment ils allaient et où ils étaient.
Onze jours sans les voir.
Mais il n'y aurait pas de douzième. L'assistante sociale avait fini par céder à ses demandes incessantes et avait organisé une rencontre pour que les enfants Gallagher puissent se retrouver. Enfin. Même si ça ne durerait qu'une heure, elle allait pouvoir les voir et s'assurer qu'ils allaient bien.
Les retrouvailles devaient avoir lieu dans les locaux des services sociaux. La famille d'accueil de Fiona avaient refusé de recevoir ses frères et soeur, même pour une heure ou deux, prétextant qu'ils étaient trop nombreux, et visiblement les familles qui accueillaient les quatre plus jeunes avaient utilisé le même argument.
Ce fut donc en compagnie de leur assistante sociale que Fiona marchait dans les couloirs du bâtiment, impatiente de retrouver ses cadets. La dame qui l'accompagnait finit par s'arrêter et ouvrit une porte, lui faisant signe d'entrer.
— Fiona !
L'adolescente eut à peine le temps de faire un pas dans la pièce que ses deux jeunes frères se précipitèrent dans ses bras, ravis de la revoir. Pouvant à peine distinguer les boucles de Lip des cheveux flamboyants de Ian dans ce câlin aussi chaotique que plein d'amour, elle les serra du mieux qu'elle pu contre elle, partageant leur joie et leur soulagement d'enfin être réunis.
— Vous m'avez manqués les garçons, leur murmura-t-elle, évacuant par la même occasion l'angoisse accumulée au fil des onze derniers jours à l'idée de ne peut-être jamais les revoir. Vous allez bien ?
Elle mit fin au câlin en posant cette question et, ayant enfin l'opportunité de les regarder en face, elle écarquilla les yeux, affolée, en constatant que non, ils n'allaient pas si bien que ça.
— Bon Dieu Lip ! s'exclama-t-elle. Qu'est-ce qu'il s'est passé?
Malgré le sourire heureux de son cadet, son visage était salement amoché, entre un œil au beurre noir, une lèvre enflée et apparemment quelques coups qui commençaient à peine à guérir.
— C'est rien, répondit Lip en reculant un peu alors que Fiona scrutait ses blessures, inquiète.
— Rien? On dirait que tu sors d'un ring de boxe !
Indignée par l'état de son frère, elle se tourna vers l'assistante sociale supposée superviser leur rencontre, attendant qu'elle réagisse.
— Nous avons déjà mené l'enquête à ce propos, déclara cette dernière d'une voix calme. Il s'agit simplement de quelques chamailleries avec les autres enfants de la maison, rien de dramatique. Cinq garçons au même endroit, difficile de s'en sortir sans coups bleus.
Elle se voulait rassurante, mais Fiona préféra lui lancer un regard noir. Si son frère de dix ans devait se battre pour assurer sa sécurité, elle avait le droit d'estimer que c'était dramatique. Jetant un coup d'oeil à Ian, qui se tenait désormais en retrait, redoutant une éventuelle colère de la part de sa soeur, elle constata que lui aussi avait une ou deux bosses, mais rien d'aussi voyant que sur Lip. Peut-être n'y aurait-elle même pas fait attention d'ailleurs, si l'état de Lip ne l'avait pas alertée en premier lieu.
Elle passa délicatement ses doigts sur l'oeil gonflé de son frère.
— Tu as mis de la glace là dessus ?
— Oui, grogna-t-il en repoussant sa main. Je vais bien Fiona.
Elle n'était pas vraiment d'accord avec cette affirmation, et aurait aimé que l'assistance sociale s'en préoccupe un peu plus, mais elle semblait trouver parfaitement normal qu'un gamin qu'ils avaient placé dans une famille soi-disant sûre se retrouve ainsi défiguré. Ça la révoltait. Le système la révoltait. Mais elle savait déjà que débattre ne servirait à rien, si ce n'est à attirer plus de problèmes à Lip. Alors, en attendant d'en savoir plus, elle renonça à se lancer là-dedans, et jeta un regard à la pièce autour d'eux avec un soupir.
Cet endroit avait du en voir passer, des gamins perdus aux parents défaillants, et le temps ne l'avait pas épargné.
Des vieux fauteuils avec des coussins raplaplas, des bandes-dessinées qui dataient de plusieurs années et auxquelles ils manquaient plusieurs pages, quelques jouets en piteux état, ... Ce ne fut que lorsque ses yeux tombèrent sur une petite poussette rose avec une roue cassée que Fiona réalisa qu'il manquait quelque chose. Quelque chose d'important.
— Où sont Debbie et Carl ? demanda-t-elle en se tournant à nouveau vers l'assistante sociale.
Celle-ci baisa les yeux sur le carnet qu'elle tenait, souhaitant visiblement éviter de la regarder en face alors qu'elle lui répondait.
— Oh, ils ne viendront pas.
Fiona fronça les sourcils alors que derrière elle, Lip et Ian se redressaient en entendant ça.
— Quoi ?
— Mais pourquoi ?
Les deux garçons se trouvaient à présent de chaque côté de leur sœur, prêts à se révolter face à la future injustice qui les attendait. Pourquoi même quand tout semblait déjà aller pour le pire, il fallait toujours qu'autre chose aille de travers ?
Du coin de l'œil, Fiona pouvait voir Lip serrer les poings, prêt à bondir sauvagement pour remettre à sa place quiconque essayerait encore de les contrarier. Sachant à quel point son cadet était impulsif, elle posa une main apaisante sur son épaule. La violence ne servirait à rien dans leur situation actuelle, si ce n'est à empirer les choses. Cette femme, tout aussi incompétente qu'elle soit, était leur meilleur allié pour qu'ils soient à nouveau réunis tous les cinq.
— Où sont-ils ? demanda calmement Fiona.
— Dans leur nouvelle famille. J'ai transmis votre demande pour les voir, mais leurs parents ont refusé de les amener...
— Ce ne sont pas leurs parents, grommela Ian.
— Ils estiment que ces deux petits ont déjà du mal à s'habituer à leur nouveau foyer, inutile de les perturber en conservant un lien avec vous dans l'immédiat.
— Inutile ? répéta Fiona, stupéfaite par cette réponse. C'est notre petite sœur et notre petit frère ! C'est nous leur famille, pas eux !
— Vous n'avez pas le droit de nous empêcher de les voir !
L'assistante sociale ne sembla pas apprécier leur ton, mais ne le releva pas et tenta de les calmer.
— Ecoutez, votre sœur et votre frère sont en sécurité, dans une bonne famille. Ils ont même fait une demande pour les adopter. Vous devriez être heureux pour eux, ils vont avoir une belle vie et...
— Les adopter?
Sous l'effet de la surprise, Fiona ne pensa même plus à surveiller les réactions de ses frères, et en particulier celle de Lip. Ce dernier explosa brutalement, lassé de leur vie merdique qui ne faisait qu'empirer au fil des jours.
— ILS NE SONT PAS A ADOPTER, ILS ONT UNE FAMILLE ! rugit-il aussi fort qu'il pu avec toute la puissance que lui permettait ses dix ans.
Avec fureur, il attrapa un garage en plastique qui était posé là, à la destination de jeunes enfants qui pourraient jouer avec, et le lança à travers la pièce.
— On a pas besoin de vous ! Vous ne nous aidez pas ! QUAND EST-CE QUE VOUS ALLEZ LE COMPRENDRE. On se débrouille très bien tout seul, sans toute vos merdes de familles d'accueil et d'adoption.
Fiona et l'assistante sociale le regardaient passer sa colère, les yeux écarquillées de surprise et d'incompréhension pour l'une, d'inquiétude pour l'autre. Ian quant à lui se tenait à l'écart, sachant que quand Lip s'énervait comme ça, il valait mieux se faire discret et attendre que l'orage passe.
Alors que Lip donnait des coups de pieds enragés dans les fauteuils, l'assistante sociale se tourna vers Fiona, le regard clairement désapprobateur.
— Je vais devoir mettre fin à cette séance s'il ne se calme pas immédiatement, déclara-t-elle froidement. Et je vais conseiller à sa famille d'accueil de l'emmener voir un psy, ce garçon a clairement des problèmes.
— Ouais j'ai des problèmes, lui lança Lip d'un ton furieux. C'est vous mon problème. Vous et ce putain de système à la con.
Le regard de Fiona passa de son frère à la femme qui notait à présent quelque chose, les sourcils froncés.
Merde. Ça n'allait vraiment pas les aider tout ça.
— Il faut l'excuser, c'est juste dur pour nous ces derniers jours et on était persuadés de voir Carl et Debbie aujourd'hui...
L'assistance sociale parut dubitative, mais semblait encline à se laisser convaincre par ces excuses bancales. Mais pour ça, il fallait que Lip se calme.
— Lip.
Alors qu'il venait de ramasser une poupée défigurée par du marqueur, le garçon se retourna et fixa sa sœur, hésitant entre colère et dé -ci s'approcha lentement de lui et l'attrapa par les épaules pour le regarder bien en face.
— Ça va aller Lip, lui assura-t-elle. Je vais m'en occuper, d'accord?
— Ils sont tous seuls Fiona...tu te rappelles comme Debbie pleurait quand ils les ont emmenés? Il faut les retrouver, ils ont besoin de nous...
— Je sais Lip, je sais. Mais là tout de suite, on a tous besoin que tu te calmes et que tu maîtrises ta colère, okay?
Le regard un peu perdu, mais visiblement apaisé, Lip acquiesça.
— Très bien, assieds-toi, et moi je vais aller parler avec l'assistante sociale. Ian, tu peux rester près de lui?
Aussitôt, Ian alla s'asseoir à côté de son frère et échangea un sourire triste avec Fiona.
— Il faut ramener Debbie et Carl, lui murmura-t-il.
— Je sais.
Sachant qu'ils comptaient sur elle, tous les quatre, Fiona retourna à côté de l'assistante sociale, et se fit la plus polie possible.
— S'il vous-plait, il n'y a vraiment aucun moyen de les contacter? Vous ne pouvez pas me donner leur adresse? Ou un numéro de téléphone ? N'importe quoi ?
Malgré ses yeux suppliants, la femme ne céda pas.
— Non, les règles sont les règles, et je ne peux dévoiler ces informations qu'à vos parents.
Leurs parents. Une étincelle de colère et de rancœur s'alluma dans le cœur de Fiona alors qu'elle pensait aux deux incapables qui étaient désignés par ce nom.
— Est-ce que vous pouvez au moins nous laisser seuls tous les trois? demanda-t-elle en désespoir de cause.
L'assistante sociale parut hésiter, s'inquiétant sans doute que Lip ne casse quelque chose, mais elle finit par acquiescer.
— D'accord. Je reviens dans une heure. Vous ne quittez pas la pièce, sauf pour aller aux toilettes ou venir me trouver, je serais dans mon bureau en cas de besoin.
Les trois frères et sœur opinèrent sagement, sachant que c'était là leur seul moyen d'avoir un peu d'intimité. Satisfaite, la dame quitta la pièce, persuadée de faire sa bonne action de la journée en les laissant sans surveillance.
Alors qu'elle refermait la porte derrière elle, Fiona alla s'asseoir près de ses frères, et soupira longuement. Puis, avec un sourire, elle leur prit à chacun une main.
— On va s'en sortir les gars, je vous le promets.
— Qu'est-ce que tu en sais ? répondit Lip avec une pointe de colère.
— Parce qu'on est des Gallagher.
— C'est pas une raison valable.
Avec rage, il donna un grand coup de pied dans la poupée qu'il avait posé par terre en s'asseyant.
— Ça t'arrive souvent, ce genre de colère ? Demanda sa soeur en fronça les sourcils.
— Yep, répondit Ian à voix basse.
— Non, répliqua Lip. J'ai plus le droit d'être énervé maintenant ?
Fiona ne répondit pas et resta songeuse un moment. Lip avait toujours eu du mal à réprimer ses émotions, et il partait vite dans des extrêmes à n'en plus finir. Tout petit, il faisait des crises monstrueuses sans aucune raison apparente – bien que , un père alcoolique qui l'oublie au bord de la route ou une mère farfelue qui le réveille à trois heures du matin pour regarder un film semblaient être des raisons suffisantes pour expliquer ce déséquilibre – mais il semblait s'être calmé en grandissant. Si ça le reprenait maintenant, elle aimerait être au courant. Mais peut-être que c'était normal, avec tout le chamboulement qu'il y avait dans leurs vies actuellement.
— Ça vient de là toutes ses blessures ? demanda-t-elle en les examinant un peu mieux.
— Non, grogna Lip. C'est juste les autres garçons de la maison qui aiment se battre.
— Vraiment ?
Elle était plus que dubitative face à cette explication, mais son frère semblait vraiment de mauvaise humeur et peu enclin à répondre à ses questions.
— Oui vraiment ! S'agaça-t-il. Je vais bien Fiona, j'ai pas besoin que tu t'occupes de moi !
Il ne supportait pas qu'elle le traite comme un bébé, il avait dix ans, presque onze, il était capable de se débrouiller tout seul.
Fiona jeta un coup d'œil à Ian qui fixait ses chaussures, souhaitant visiblement éviter de croiser le regard de sa sœur. Donc ils cachaient bel et bien quelque chose. Elle poussa un autre soupir, réalisant que plus ces deux là grandiraient, plus ils feraient des trucs en cachette.
— Écoutez, je veux juste m'assurer que personne ne vous maltraite injustement, d'accord ? Je sais que ce ne sont pas de "simples chamailleries entre frères", parce que ce ne sont pas vos frères. Moi aussi je suis en famille d'accueil, et moi aussi j'aimerais éviter que vous sachiez ce que je vis là-bas, parce que c'est le genre de choses qu'on a envie de partager avec personne, et certainement pas avec ceux qu'on aime. Mais vous devez me promettre que personne ne vous fait volontairement du mal, d'accord ?
Lip baissa les yeux, partagé entre l'envie de se confier à Fiona - parce que c'était Fiona et qu'elle arrangeait toujours tout - et celle de tout garder pour lui. Parce qu'il n'était plus un enfant, et parce qu'il savait que toujours demandé à Fiona de les sauver n'était pas la solution. Parce qu'elle était sa soeur tout autant qu'il était son frère, et qu'il n'y avait aucune raison pour que ce soit toujours à elle de les protéger. Lui aussi voulait la préserver de cette vie qu'ils ne méritaient pas. Tous les préserver. Fiona. Ian. Carl et Debbie.
— C'est juste ce gars, finit-il par admettre. Le fils biologique de la famille d'accueil. Il a 15 ans. Il se croit plus malin que tout le monde et il s'énerve quand je lui prouve.
— Il a quinze ans et il tabasse des gosses de 10 ans ? s'emporta aussitôt sa sœur.
— Il ne m'a pas tabassé ! protesta Lip. Il nous juste un ou deux coups au passage, parce qu'il pense être le roi de sa maison, et ses parents l'encouragent. Mais il est juste stupide, je peux le gérer.
Le regard de Fiona passa de Lip à Ian, qui fixait ses chaussures. Son cœur se serra en réalisant à quel point ils devaient se sentir mal dans cette maison. Ce n'était pas leur place, ils avaient une maison. Ils méritaient de se sentir en sécurité.
— Ne t'inquiète pas pour nous deux Fiona, ajouta Lip. Je protégerai Ian, et moi, je peux supporter cet imbécile. Toi, concentres-toi sur Carl et Debbie. Il faut les retrouver. Les récupérer.
Sa sœur acquiesça. C'était vrai. Debbie et Carl. Il fallait qu'elle trouve une solution pour empêcher leur adoption. Ils n'avaient pas le droit de les laisser dans les mains de purs inconnus.
Du coin de l'œil, elle vit Ian serrer les poings, alors que sa tête était toujours résolument baissée, comme s'il voulait cacher son visage. Et les larmes qui brûlaient ses yeux.
Sans un mot, elle passa doucement sa main dans ses cheveux pour le réconforter. Et sans doute aussi pour se réconforter elle-même. Elle avait besoin de tendresse, ils en avaient tous les trois besoin. Et dans l'immédiat, c'était tout ce qu'ils pouvaient s'offrir les uns aux autres. Quittant les cheveux flamboyant de son cadet, la main de Fiona alla chercher celle, plus petite, de Ian, pendant que son autre bras se tendait pour saisir celle de Lip.
C'est à ce moment que Ian redressa la tête et leur sourit à tous les deux.
— Ça va aller, déclara-t-il avec une conviction surprenante. On va s'en sortir. L'important, c'est de rester ensemble.
oOoOoOo
Fiona avait déjà envisagé la possibilité de ne pas demander à récupérer Debbie et Carl. Évidemment qu'elle y avait déjà pensé, comment aurait-elle pu ne pas le faire ?
Ils étaient encore des bébés, tout petits, tout mignons. Des dizaines de famille étaient prêtes à les accueillir, et pourraient peut-être leur offrir une vie bien plus belle que celle qui les attendait ici.
Mais elle avait toujours été incapable de s'y résoudre. Encore une fois, comment aurait-elle pu?
Debbie était sa petite sœur. Sa seule petite sœur. Personne ne la connaissait mieux qu'elle. Fiona savait quelle histoire lui lire le soir, quelle chanson lui chanter pour l'endormir, quels étaient ses jouets préférés. Fiona était la seule à savoir reconnaître ses expressions, à deviner quand elle était triste, bouleversée, ou qu'elle faisait un caprice. C'était sa petite sœur, à elle. Et rien que l'idée de la confier à une famille qui ne saurait pas comprendre et voir à quel point Debbie était une petite fille merveilleuse, douce et câline, réclamant attention et amour, le cœur de Fiona se serrait de tristesse.
Quant à Carl...C'était Carl. Rien qu'en fermant les yeux, elle pouvait toujours sentir son odeur de bébé, avoir la sensation de ses petits doigts qui la caressaient, ou qui lui agrippaient les cheveux. Elle revoyait son petit froncement de sourcil lorsqu'il n'était pas content. Elle entendait son rire si communicatif et innocent lorsqu'il voyait quelque chose de drôle pour lui. Elle n'avait jamais entendu un bébé rire si fort en voyant deux ivrognes se frapper dessus dans la rue, ou lorsqu'il lançait un jouet à travers la pièce et que quelqu'un le recevait sur la tête.
Monica ne s'était jamais vraiment occupée de Carl. Deux bébés, c'était trop pour elle. Elle s'était laissée débordée, et c'était comme ça que tout avait commencé à déraper à nouveau, et qu'ils avaient tous atterris en famille d'accueil. Fiona avait souvent eu l'impression d'être la mère de Carl, à la place de Monica. Elle ne comptait plus les nuits où il avait hurlé des heures pendant la nuit, empêchant tout le monde de dormir, et où ça avait été à elle de se dévouer pour aller le chercher et le bercer pendant de nombreuses minutes, avant de finalement le prendre dans son lit et s'endormir avec lui tout contre elle. Et maintenant, ce petit monstre qui ne se calmait qu'auprès d'elle lui manquait terriblement.
Alors oui, c'était vrai qu'en décidant de récupérer Debbie et Carl, qu'en les ramenant dans leur maison auprès de Monica et Frank, elle les condamnait à un avenir peu glorieux, difficile et très probablement douloureux. Mais au moins, elle serait près d'eux pour les protéger si besoin. Pour les consoler. Pour les guider. Pour les aimer. En les laissant partir et être adoptés dans une autre famille, elle n'avait pas la certitude que quelqu'un serait là pour prendre soin d'eux comme elle le ferait. Alors non, elle ne pouvait pas se résoudre à les laisser partir. Et encore moins dans une famille qui souhaitait couper tous les liens entre eux.
Elle refusait que Debbie et Carl soient élevés dans un environnement où on les empêcherait de savoir d'où ils venaient. Qui ils étaient. Alors elle allait les retrouver. Et les récupérer.
oOoOoOo
Fiona était assise dans la salle d'attente du centre d'aide à l'enfance depuis plus d'une heure. Elle avait déjà parlé avec leur assistante sociale, expliqué qu'elle voulait juste l'adresse de la famille où se trouvaient Debbie et Carl, pour s'assurer qu'ils allaient bien. Mais elle avait reçu une leçon de morale en réponse, comme quoi ce n'était pas son rôle de se préoccuper de ça et qu'ils s'assuraient que tous les enfants placés le soient dans de bonnes familles. L'assistante sociale lui avait alors demandé de rentrer chez elle, et Fiona s'était énervée, répliquant qu'elle n'avait plus de chez elle, grâce à eux, et qu'elle voulait juste des nouvelles de son frère et de sa sœur. Comprenant qu'on ne la prenait pas au sérieux - personne ne la prenait jamais au sérieux -, elle avait décrété qu'elle ne quitterait pas cet endroit tant qu'elle n'aurait pas obtenu une adresse, ou un numéro de téléphone. Elle s'était donc installé dans la salle d'attente et, depuis une heure, elle regardait les gens défiler. Tous ces gens, toutes ces familles pathétiques, pauvres et misérables. Était-ce à ça qu'ils ressemblaient, vu de l'extérieur? Probablement un peu. Probablement beaucoup, dans les pires jours de Frank et de Monica.
Où étaient-ils passés d'ailleurs ces deux-là? N'était-ce pas leur rôle, de demander des nouvelles de leurs enfants? De chercher à savoir où étaient leurs deux cadets? De tout faire pour les récupérer ? Pourquoi ne s'étaient-ils pas encore manifestés ? Est-ce qu'ils étaient vraiment en train de devenir de plus mauvais parents que ce qu'ils étaient déjà ?
oOoOoOo
Fiona revint le lendemain et agit exactement de la même façon. Elle alla s'asseoir dans la salle d'attente et fixa le bureau de leur assistante sociale pendant des heures, croisant son regard à chaque fois qu'elle en avait l'occasion et espérant faire naître en elle une pointe de remord. Ou n'importe quoi d'autre, du moment qu'elle réagisse et qu'elle craque.
Mais les heures s'enchainaient sans que rien ne se passe, et à chaque minute écoulée, la détermination et l'espoir de Fiona s'envolait.
Elle ne savait pas ce qu'elle était supposée faire. Renoncer ? Hors de question. Elle devait retrouver Debbie et Carl, quel qu'en soit le prix. Ils méritaient qu'elle fasse ça pour eux. Parce que personne d'autre ne le ferait.
Et puis elle l'avait promis à Lip et à Ian. Elle leur avait promis de les retrouver, et de faire en sorte qu'ils soient à nouveau réunis, tous les cinq.
Pourtant, elle savait qu'elle s'y prenait mal, elle en était de plus en plus convaincue. Mais elle ignorait quelle était la bonne façon de faire. Alors elle restait là, assise, attend que le temps passe et priant pour qu'un miracle se produise.
Et parce que la vie de ses enfants étaient tellement ponctuées de malheurs, et qu'il fallait bien un petit miracle de temps en temps pour équilibrer les choses, il se produisit.
— Fiona !
La jeune fille releva la tête en entendant son prénom. Non, peu importait son prénom. En entendant cette voix. Cette petite voix aiguë et si adorable qu'elle n'avait plus entendue depuis des jours. La voix de Debbie.
En une seconde, la petite fille rousse se jeta dans les bras de sa sœur, ravie de la découvrir là. Sans comprendre ce qu'il se passait ni d'où elle sortait, Fiona la serra contre elle le plus fort qu'elle put, comme pour ne jamais la laisser repartir. Dans ses bras, Debbie rigola, heureuse, alors que les deux petites couettes sur sa tête s'agitaient et chatouillaient le menton de sa grande sœur.
— Deborah ! Reviens ici !
Cette voix-là, Fiona ne l'avait jamais entendue. Défaisant à regret l'étreinte avec sa cadette, elle regarda autour d'elle, essayant de comprendre ce qu'il se passait, et pourquoi sa sœur était apparue d'un coup, sortant presque de nulle part.
Une dame se précipitait vers elle, apparemment confuse. Elle était bien habillée, bien maquillée, avec des talons, un sac de marque. Rien ne clochait dans son apparence, tout était parfait. Même sa façon de prononcer le prénom de Debbie.
— Deborah voyons, tu ne peux pas partir comme ça, c'est dangereux.
Elle essaya de prendre l'enfant par la main, mais Debbie resta agrippée à sa sœur, ne souhaitant visiblement pas la quitter.
— Nan ! Je veux Fiona !
Face à ce caprice, la dame se retrouva contrainte de regarder Fiona et de lui adresser la parole, ce qui sembla lui couter beaucoup.
— Je peux savoir qui vous êtes ? demanda-t-elle.
— Fiona est Fiona, babilla Debbie.
Cette dernière se leva, calant bien sa petite sœur contre elle, et tendit la main à l'inconnue.
— Fiona Gallagher. Je suis la grande sœur de Debbie. Et de Carl, ajouta-t-elle en parcourant les alentours du regard, se demandant si son petit frère était là lui aussi.
Elle le repéra à l'autre bout de la pièce, en compagnie d'une homme en costume-cravate, assis par terre, occupé à mordre ce qui semblait être...une laisse ? Inconsciemment, Fiona ressera son emprise sur Debbie, alors que la femme en face d'elle semblait soudainement être transportée de joie.
— Vous êtes leur grande sœur ! répéta-t-elle avec émerveillement, comme si personne ne l'avait jamais mise au courant de son existence. Mais c'est fabuleux, vous pourriez remplacer la nounou ! Quel âge avez-vous ? Seize ans, dix-sept ?
— Quatorze.
— Oh. Ce n'est pas grave, ça devrait quand même faire l'affaire. Nous avions justement rendez-vous avec l'assistance sociale pour en discuter, venez donc !
Ne sachant pas comment elle était supposée réagir à cet enchainement d'événement assez inattendu, Fiona la suivit sans poser de questions, se disant que le meilleur moyen de comprendre était de jouer le jeu. Et puis au moins, ça lui permettait d'être près de Debbie et de Carl.
Dire que quelques minutes plus tôt à peine, elle craignait de peut-être jamais les revoir. Enfouissant son nez dans les cheveux de la petite, elle respira profondément leur odeur. Debbie rit à ce contact, et se retourna pour embrasser son aînée.
— T'étais où Fiona? demanda-t-elle innocemment en la scrutant avec ses grands yeux interrogateurs.
Fiona n'eut pas l'occasion de répondre à cette question qu'une deuxième paire de petite main s'agrippa soudainement à elle.
— Fifi !
Au fond d'elle, Fiona sentit un immense soulagement en constatant que Carl la reconnaissait toujours. C'était stupide, mais elle avait l'impression que ça faisait tellement longtemps qu'elle ne l'avait pas vu... Il était encore si petit, sa mémoire n'était pas fiable. Mais il se souvenait d'elle, il l'avait reconnu, et il semblait heureux de la voir.
Sans lâcher Debbie, Fiona se baisa pour embrasser son plus jeune frère, qui lui souriait de toutes ses minuscules petites dents. Elle en profita aussi pour détacher l'espèce de harnais pour enfant qu'il portait, ce qui provoqua aussitôt la panique chez les deux adultes.
— Non, ne le détachez pas, il va encore s'enfuir !
— S'enfuir ? répéta Fiona sans comprendre.
— Cet enfant ne tient pas en place ! On passe notre temps à lui courir après pour l'empêcher d'ennuyer les gens !
— Carl fait plein de bêtises, chantonna Debbie.
Comme pour approuver ses paroles, son petit frère attrapa l'une de ses couettes et se mit à la tirer de toutes ses forces. Aussitôt, Fiona lui mit une petite tape sur la main.
— Arrête Carl ! ordonna-t-elle, et le bambin obtempéra aussitôt, sous les yeux médusés de ses parents d'accueil.
— Incroyable, prononça le père dans un souffle.
— C'est elle ! s'écria la mère d'une voix qui partait un peu trop dans les aigus. C'est notre prochaine nounou.
Fiona fronça les sourcils, ne comprenant toujours pas tout à la situation. Mais peu importe ce qu'ils lui voulaient et à quel point tout ceci était bizarre, elle était prête à tout accepter tant que ça lui permettait de rester près des deux enfants blottis dans ses bras.